Comme elle a les mains encombrées par ses bagages, elle pousse du pied la porte battante du hall d'hôtel. La moquette mousseuse l'accueille. Ce contact la rassure et l'éclairage latéral un peu cuivré la réchauffe. Elle pourrait s'asseoir dans un fauteuil club, prendre un café. Mais pas maintenant, elle doit y aller.
Elle s'engouffre dans l'ascenseur, septième étage.
La passerelle est étroite, en métal ajouré : dessous, le fleuve agité. Au dessous, un ciel orageux. Sous ses pieds, ça tangue un peu. Elle avance mal assurée, mais elle respire
ce vaste bleu tout autour d'elle.
Au bout, un portillon. Il est un peu grippé.
On ne passe pas souvent ici, se dit-elle.
– Votre billet , Madame !
– Quel billet ?
– Pour la crypte, c'est trois euros.
Elle sort son porte-monnaie et il lui glisse un petit carton rose fané.
– Vous pouvez y aller.
Elle descend enveloppée déjà de l'odeur des pierres humides et des cierges éteints. Ses yeux s'habituent à la demi lumière. D'énormes piliers en demi-cercles sur deux rangs concentriques créent un petit labyrinthe de pleins et de vides Elle marche comme un chat. Le silence est presque épais et elle se met à chantonner « amazing grace » juste pour jouer avec lui.
Elle remonte très lentement et derrière la lourde porte, le soleil soudain l'éblouit.
Une immense forêt. Elle voudrait s'arrêter mais pas maintenant, elle doit y aller.
Et puis, non ! Elle s'allonge sur le dos, abandonnée à la terre, à l'herbe, à la tendresse du vert. Elle suit des yeux les troncs si hauts, le frémissement des feuilles, et le bleu vaste tout autour d'elle.
Ne plus bouger. Ne plus jamais se lever. Rester là longtemps.
– J'ai froid. Elle frissonne, de l'eau jusqu'au menton, déjà refroidie.
– Est-ce que j'arrive à tourner le robinet d'eau chaude avec mon pied ?
La baignoire est vieillotte. La buée ruisselle dans une lumière d'aquarium.
– Quelle heure est-il ? Oh, je dois y aller.
Elle s'habille en hâte, cramponne ses bagages, prend l’ascenseur, traverse le hall.
Comme elle a les mains encombrées, elle pousse du pied la porte battante et sort.
Claire Jacob
Le soleil semblait familier. Je marche dans la rue depuis une heure, après cette nuit de fête, dont le vacarme reste prisonnier de mon crâne. Il fait déjà chaud et je suis trop mal habillé pour l’occasion. Pantalon noir, tee-shirt noir, chaussures noires. Il fait encore plus chaud. Le bitume foncé du trottoir défoncé n’arrange rien. Il fait vraiment trop chaud. Le soleil semblait familier.
Il fait encore plus chaud dans la boulangerie. Une bouffée de chaleur arrive de l’arrière-boutique. Je tourne la tête à droite. Le soleil tape dans les vitres ; la luminosité sature mon espace visuel. Je dégaine mes lunettes de soleil, noires évidemment. La boulangère est charmante. Le soleil semblait familier.
Je passe la canette métallique d’eau gazeuse sur mon front, soulagement. La ficelle lardons comté fait son office. Je fais le plein d’énergie, des volets s’ouvrent, des fenêtres s’animent, des voitures passent. J’oublie la chaleur un instant. Le soleil semblait familier.
Alignement de tombes régulières et irrégularité des pierres tombales et des décors funéraires. Les condensés de vie se succèdent à grande vitesse : Robert Marchand (1924-1993). A notre grand-père, à mon oncle, à notre ami. Des plaques, pas de fleurs, tout s’use. Les dernières demeures n’échappent pas à la règle. Célestine Tilich (2000-2022). Putain, partie trop tôt, et récemment. Des fleurs partout. Un reste de rosée comme un souvenir de larmes. Un luxe de détails et de douleur. Le soleil semblait familier.
Les travées sont froides, mes pas résonnent. Je regrette la chaleur. La lumière pénètre par les vitraux. Jolis dessins, jolies couleurs. Une vieille femme est agenouillée sur un prie-Dieu. A quoi pense-t-elle ? Que fait elle là ? Que cherche-t-elle à réparer ? Attend-elle une révélation ? J’ai fait le tour. Je n’ai pas vu la lumière. Le soleil semblait familier.
Je m’accroche aux lanières grises en plastique dur. J’ai de la chance, je suis grand. A qui ont pensé les designers de bus en mettant si haut ces accroche-mains destinés à stabiliser la position debout des voyageurs ? Je me laisse aller à une chorégraphie honteuse dans un virage à droite, puis un virage à gauche. Parmi les rares personnes assises, je ne sens pas forcément une très grande adhésion à mes déhanchés. En même temps, il reste tellement de sièges libres. Pourquoi ne pas m’asseoir ? Suis-je bizarre ? Ou peut-être ces gens impassibles sont des figures de cire calmes et paisibles dont le seul but est de rassurer le voyageur inquiet… Le soleil semblait familier.
Je sonne. La voix de Marco répond dans l’interphone. T’as du vin blanc ? Je réponds : « non ».
« J’te préviens, j’ai pas fait la vaisselle. Si tu veux manger, va falloir bosser un peu. » Je ne réponds rien. Le buzz typique du déverrouillage de porte automatique retentit, régulier et monotone. J’ouvre la porte sur un couloir sombre et frais. Mes pieds sont soulagés en pénétrant dans le bâtiment. Le soleil semblait familier…
Nicdasse
Un jour, ils ouvrirent la porte de la maison pour traverser le couloir afin d’ouvrir une porte sur dehors. Dehors, il faisait mauvais mais en ouvrant une porte sur un monde meilleur, il faisait plus beau. L’arrêt de bus était à proximité, le bus venait de passer mais comme par magie, une porte s’ouvrit sur le bus et ils pouvaient rentrer quand ils le voulaient. En descendant du bus, la marche était bénéfique aux rêves. Soudain, en fermant les yeux, ils se retrouvèrent direct dans une salle de cinéma. A la sortie du film, ils se dirigèrent vers la sortie mais en ouvrant la porte, ils se retrouvèrent dans une salle de concert. Les jeux de lumières étaient incroyables, l’ambiance au beau fixe. Soudain, ils virent une porte au milieu de la foule et cette porte les menaient directement sur scène. A la fin du concert, ils s’en allèrent en ouvrant une porte sur le lit qui lui-même ouvrait une porte sur les rêves. Le lendemain, ils allèrent lire des livres tout en ouvrant une porte sur l’histoire. Ils pouvaient même choisir la fin entre une porte qui donnait sur le négatif et une autre sur le positif. Ils choisirent le positif pour changer la fin de l’histoire.
Adrien Lepetit
Quand la sonnerie retentit, il s'aperçut qu'il venait de franchir la limite autorisée par Gaston Bachelard. Le professeur de son professeur. Il se crée à ce moment, au Shopi de Paguera, quand enfant, l'odeur des arbres de cette forêt, l'effrayait. Tous ces chemins, un véritable labyrinthe. Silence et mystères.
C'est ainsi que l'on arrivait à l'église. Le portail de cet édifice, sombre, lugubre, était orné de papillons, tels qu'on les trouvait à Noirnmoutier. Silence et mystères.
Mais l'odeur de la mer, sa saveur iodée, lui permit facilement d'arriver à la Nef centrale. Longue, interminable, emplie de son histoire, elle le conduisit à la crypte. Silence et mystères.
L'autel du prêtre était toute ouïe à son sermon. Et le condamné serait, cette fois, le professeur de droit. Qu'est-ce qu'il avait pu s'ennuyer à essayer de comprendre ces expressions et ce vocabulaire. Et heureusement, cela lui avait permis de s'échapper dans ses rêves. Heureusement qu'ils étaient là. Silence et mystères, car derrière l'office, il trouva enfin ce qu'il était venu chercher. L'ostie de la générosité, de l'onirisme.
Angelo Toffoli
Il marche dans un espace sans contour, sans couleur, sans lumière particulière. Une impression à la fois de flotter et d’être coincé dans une brume cotonneuse qui lui donne des difficultés pour respirer. On pourrait donner comme équivalent la grotte blanche dans le roman de Michel Tournier, Vendredi ou la Vie Sauvage. Eclat blanc.
Il a les cheveux plus longs, il est devenu elle. Elle lève les yeux sur un ciel de puzzle, les feuilles vertes des arbres millénaires forment une mosaïque à la fois rassurante et protectrice. Le soleil brille, il n’y a pourtant ni chaleur ni froid, mais elle se sent bien. Des fruits aussi gros que des têtes humaines alourdissent les branches. Ils ressemblent à des grenades violettes. Une sorte de coeur blanc leur fait comme une mouche. Des singes bleus comme la turquoise font une course qui au sol, qui s’accrochant de liane en liane. Certains volent dans les airs. Elle est pieds nus sur un sol feuillu, parsemé de branches, sans aucune sensation. Habillée de blanc. Elle marche en gardant la tête levée vers le ciel. Une sorte d’instinct lui interdit de regarder la menace tapie au sol : cachées derrière les rochers, des araignées aux couleurs d’Halloween se préparent à bondir sur ses pieds. Elle le sait, elles sont énormes. Pareilles à des mains. Mélange de sérénité et d’angoisse décuplée. Elle sait la menace, mais ignore quand et où elle va se produire. Son coeur bat fort. La lumière, aveuglante, a raison de ses yeux. Eclat blanc.
Un parquet lisse, brillant, couleur bois clair, dans une salle circulaire. Les murs sont faits de pierres, les fenêtres étroites, pareilles à des meurtrières, veillent de leurs 30 mètres de hauteur sur la plaine. Elle se trouve dans une sorte de donjon. Pas d’ambiance particulière. Des livres tapissent toute la pièce de bas en haut. Au plafond, une rosace se déploie, laissant entrer la lumière. Elle se sent plutôt bien. Elle n’a qu’une envie, se poser dans l’un des fauteuils et lire. Elle a rendu tous ses partiels et n’a pas d’obligation pour l’instant. Une musique résonne dans la pièce d’à côté. C’est beau et perçant, c’est un son qui remue jusqu’aux tréfonds de notre âme. Sans même commander à ses jambes, elle se dirige, subjuguée, jusque vers la porte. Un jeune homme, il a la trentaine, un peu moins peut-être mais pas plus. Il est assis à un piano. Il ne s’arrête pas lorsqu’elle entre. L’ambiance est prévenante. Elle s’assoit à ses côtés. Elle ne sait pas jouer du piano, pourtant ses mains courent sur le clavier comme une évidence. L’harmonie est parfaite. Leurs mains se croisent sans jamais s’effleurer. Son coeur bat fort. Sans qu’elle ne s’en aperçoive, tant elle est emportée par les notes, le jeune homme est parti, laissant entre deux touches du piano, un papier plié. Elle s’arrête en douceur, récupère le feuillet, dont le blanc du papier semble se mêler au blanc du piano. Dans une spirale en noir et blanc qui devient vite insoutenable, elle ferme les yeux. Elle n’aura jamais le temps de lire la note. Eclat blanc teinté d’ombre.
Elle cligne des yeux. Elle n’est plus là. Il a le cœur battant. La bouche ouverte, il tremble. Pourtant, il ne fait pas froid. Autour de lui, un mélange de couleurs, bleu, noir, blanc, brun, sans aucun lien les unes avec les autres. Il lui semble être à la fois sur un escalier, mais de marcher dans une matière collante et insupportablement moelleuse. Il ne parvient plus à marcher et se retrouve soudain dans un couloir, une porte couleur vert sapin l’attend au bout. Derrière, il entend des notes de piano. Un magnifique lustre pareil à celui du film d’animation Anastasia s’accroche au plafond. Il reconnaît la mélodie, mais ses jambes ne lui obéissent plus, semblent s’effacer au fur et à mesure que les sensations s’enfuient. Le chemin s’assombrit, s’efface lui aussi dans une agaçante obscurité. Il comprend qu’il ne pourra pas atteindre la porte. Il espère juste qu’elle a eu le temps de lire. Obscurité complète.
Il ouvre les yeux sur un éclatant plafond. Il est 8h30. Sur sa table de chevet, un joli meuble blanc délicatement verni, son téléphone sonne à côté d’un cadre aux motifs boisés. Au cœur du cadre, une photo d’elle, et de lui.
Lorette Charlot
Mes paupières s’ouvrent lentement puis se referment. J’aime ces nuits d’une douce chaleur mais le réveille est plus étouffant. Et très matinal. J’entends la mer qui s’échauffe, qui se prépare à recevoir ses tristes doses de crèmes solaires, de plastiques en tout genre et je ne sais quelles autres conneries. J’ouvre mes yeux à nouveau. Aucune surprise, ce matin encore très peu d’aventureux inaugurent les premières traversées de la baie. Voilà l’aube qui fleurit. Dans ce petit lit superposé de mon enfance, comme à chaque fois, c’est le bruit des voisins qui partent à la plage un peu trop tôt à mon goût, qui le réveille. C’est dommage, dans le grand lit c’est plus le chant des cigales et l’odeur de pin qui nous ouvre les paupières. Tant pis. Je fais quelques pas pour faire mon premier pipi du matin, puis je vais ouvrir la porte du salon-cuisine-chambre. C’est l’aube qui grandit. Ces chemins pleins de gadoue où s’enfoncent mes petits pieds et l’odeur humide de la forêt. Ce goût de l’aventure. Et pourtant je vais juste faire des courses. Je connais ce chemin par cœur. Passer par le dernier pont, sans oublier de saluer les canards. Cette solitude qui s’imprègne de ma liberté d’enfant. Tiens, les vaches ont été rentrées. C’est l’aube qui nourrit. Dans cette grande maison seule et froide, j’ai toujours senti en moi un mélange de peur, de fraîcheur et de familiarité. Je grimpe rapidement vers le citronnier qui donne aussi des oranges, ou inversement, puis je me dirige vers la petite grille. Sortir dans la rue, tourner à gauche, quelques pas et nous voici sur la place du village. Déjà bien remplie. La chaleur est immense sur cette place nue d’arbres. C’est l’aube qui grossit. Je pousse une porte. Un espace pas plus grand qu’un studio. Mais la terre est fraîche au sol, sans doute grâce au puits dans le fond de la pièce. Cette unique petite fenêtre m’a toujours intriguée, seul puits de lumière dans ce havre de paix. C’est l’aube qui vacille. Le bateau fonce sur les flots, une bouffée d’air frai m’arrose le visage. Quelques gouttes s’éclatent sur ma peau. Dora m’impressionne, au volant de cette bête indomptable. Gauche, droite, droite, gauche, etc. etc. « Tu vois, c’est là ». C’est l’aube qui s’assombrit. C’est là qu’est ton lit que je t’emprunte. Toujours pas habituée à me coucher face à ce tableau de Jésus qui semble avoir bien trop fumé. Mais c’est doux et chaleureux ici. Ta présence m’enveloppe. Je ne suis pas si seule dans ce grand appartement aux couleurs de ton temps. C’est l’aube qui noircit.
Anouk Renahy-Gourdon