Là , elle est posée sur quatre agglos, au milieu de nulle part, au bord d’un chemin sans fin, où s’agglomèrent des herbes qu’on croit inutiles et des cailloux oubliés par le temps où crapahutent péniblement des bestioles à plusieurs pattes, à intervalles réguliers, où viennent dodeliner quelques moineaux égarés.
La roulotte est ici, posée dans un espace minéral à quelques pas d’une banlieue abandonnée, à quelques enjambées d’une rocade animée de six à vingt heures. Minuscule roulotte usée par la pluie et le vent, tel un monolithe, elle est figée. Ses volets ont perdu leur parallélisme, sa porte est en équilibre, la serrure a cédé depuis bien longtemps, ses vitres ont oublié leur transparence, le vernis s’est déconfit, sa cheminée a du exister ailleurs, ses roues l’ont conduite ici dans un carré où visiblement la vie doit s’agiter parfois, si l’on en croit les deux pneus et la vieille palette, l’odeur d’un feu tiède mêlée à celle de la rouille d’une boite de conserve déformée à demi remplie d’eau.
Posée là depuis toujours, disent certains, on ne saura jamais, elle n’inspire ni les rares promeneurs égarés, ni les amoureux transis . Curieux bloc dans la nuit, on dit qu’elle agite les esprits et attise les querelles.
Agnès
C’est une grotte sombre d’où émanent musique et rires. Entourée d’arbres multicolores, c’est une grotte presque invisible se cachant derrière les couleurs de l’automne. Parfois, sous certains arbres, se devinent quelques fils tendus, des ballons qui se confondent aux feuilles dorées, des toiles tendues, elles aussi. Mais surtout, par dessus tout, les rires. Ils fusent, ils habitent, ils appellent. D’ailleurs, est-ce bien de la musique ou serait-ce une mélodie de rires ?
Comme happée par ce lieu presque féérique, j’ose quelques pas. Qui deviennent des élancées. Plus près, les gens se distinguent. Ils sont nombreux et joliment bruyants. Mais autre chose m’appelle, plus loin, dans la grotte. Cette fois, c’est avec des pas hésitants que je m’y glisse. Au fond, une lumière enveloppe la nuit. C’est ici. C’est ça. C’est là qu’on m’appelle. On ressort. On arrive de nouveau sous la forêt aux couleurs chaudes. Juste en sortant, sous deux immenses arbres majestueux, une roulotte. Ici aussi, ça grouille de vie. Elle est faite d’un bois qu’on dirait sorti de la forêt de Brocéliande. Mais elle est modeste, elle partage sa lueur dansante avec ceux et celles qui l’entourent. Là, je sais que je peux me laisser envahir, me laisser faire corps. Et c’est d’un coup tous ces gens qui m’habitent. L’histoire du lieu entre en moi comme si ça avait été toujours là.
Ils parlent tous à l’intérieur de moi, me racontent la vie, le bruit. Ici, on en pleure des rivières, disent-ils, des rivières de joie. C’est ici que je vous laisse, que je nous laisse. Dans le bonheur un peu fou de cette forêt égayée, au pied de cette roulotte dorée.
Anouk
La roulotte est installée dans la clairière au bord d'une petite rivière, un peu plus loin, le pont en pierre mène au village. Dans la clairière, habituellement, ce sont les animaux de la forêt qui viennent boire, les chevreuils viennent à l'aube pour brouter l'herbe. Le renard passe et repasse mais plus maintenant. Ce lieu si calme, si paisible a de nouveaux habitants surprenants à deux et quatre pattes.
Autour de la roulotte se trouve un feu pour faire chauffer la marmite. Aux quatre coins du campement, des chiens montent la garde, le cheval attaché à un arbre, bien à l'ombre mange son avoine. Les enfants jouent au bord de l'eau sous la surveillance d'une gitane, elle lave le linge puis le met à sécher sur l'herbe.
Les nouveaux venus ont attisé la curiosité d'abord les enfants du village qui constatent que d'autres jouent dans la rivière où ils venaient régulièrement. Les gamins observent de loin, se sentent dépossédés de leur territoire de jeux et vont se plaindre à leurs parents. Ces nouveaux venus font beaucoup parler dans le village. Doit-on se méfier, bien fermer les portes et les fenêtres ?
Ne rien laisser traîner ou continuer à vivre normalement ?
Claudine
Mon enfance passa
Dans le bas de mon village, au lieu-dit Bas du Vanet : un endroit toujours humide, vapeurs étranges, brouillard. Seulement une fraîcheur quasi permanente ; l’eau toute proche, saules au bord des fossés, hampes roses des fleurs en été ; hiver moins drôle : mieux vaut avoir des bottes et une parka. Ambiance : du vert, encore du vert, tous les verts possibles.
Chaque année survenait mystérieusement une roulotte tirée par un cheval. On ne la voyait jamais arriver. Elle était là, posée au même endroit que l’année d’avant.
Une roulotte, en bois sans doute, recouverte de peinture écaillée. En fait, j’ai ce souvenir flou, qui se confond avec celui d’une représentation d’un tableau de Van Gogh.
Personne n’était inquiet au village. « Tiens, ils sont revenus. » Fatalité, mais ni méfiance, ni rejet. « C’est ceux qui font les paniers, ils ne doivent pas avoir trop à manger ».
Un couple était assis devant la roulotte. Pas d’enfants, sinon ils auraient été accueillis à la petite école primaire. La femme : un peu forte, les joues rougies par le froid, les mains déformées par le froid et le dur épluchage de l’osier pour faire corbeilles et paniers, dans ce trou qui donnait à frissonner.
Le lavoir communal au bord de l’Ognon se trouvait à deux pas. Ma mère m’y emmenait le mercredi de chaque semaine. Elle secouait les grands draps dans la rivière. Je regardais les libellules sur l’eau bleutée par la lessive, et ne m’ennuyais même pas.
Mon enfance passa, dans cette plaine humide...
Et vive la machine à laver.
Danielle
Cela pourrait être partout ou plutôt nulle part ! Un endroit qui ressemble à tant d’autres. Au loin des collines plus ou moins vertes. Plus on se rapproche, plus le gris remplace le vert ; les immeubles, les maisons se densifient. Et là, si on regarde bien attentivement, au bord du chemin qui mène au lotissement, une roulotte, qui semble abandonnée. Personne ne sait quand elle est arrivée, ni quand elle repartira… Mais elle est là, sur ce bout de chemin. Tout en couleurs au milieu de cette grisaille, chaque côté d’une couleur différente, rouge, orange jaune, bleu , agrémenté de dessins d’enfants par ici ou d’insultes par là ... Autour de la roulotte on peut y voir quelques poules et deux chevaux. Elle n’est pas abandonnée, la vie y est bien présente ! Comme une délimitation un fil à linge est tendu entre la roulotte et les quelques arbres environnants. Pour créer un semblant d’intimité, des draps sont suspendus et le vent qui s’y engouffre permet de rentrer par petits instants dans cette bulle d’un temps suspendu et d’apercevoir deux grandes fenêtres ouvertes comme une invitation au rire et à la fête. Les habitants du lotissement au bout du chemin s’interrogent, ne savent pas s’ils doivent se réjouir de l’invitation au voyage, de la rencontre, ou se méfier de ces manouches … Dans le doute ils ne s’approcheront pas.
Frédérique
Piano sur le fil
La neige s’enroulait, glacée, et embrassait avec férocité les grands ormes de la place du village. Le vent d’Est s’était levé avec le crépuscule et jouait dans le cercle tracé par les cinq roulottes, abrutissant les sens des rares passants. Les derniers chevaux avaient laissé des empreintes lunéiformes dans les congères. Entre les arbres et la vieille église, un chapiteau offrait sa gibbosité colorée à la lune. Un réseau de filins maintenait la silhouette dégingandée, enfermant dans sa toile la caravane des forains.
Nadja émergea de sa roulotte, précédée par le gémissement des crapaudines. Les flocons s’étoilaient sur le toit de misère, tachetant le carmin de la peinture écaillée, emperlant la maigre balustrade de bois. La silhouette hâve de la jeune femme, ainsi posée au surplomb de trois petites marches, semblait avalée par les moires de la terrasse. Seule une minuscule fenêtre, maquillée de rideaux de dentelle, trouait la façade latérale et ouvrait l’obscurité du dedans sur l’obscurité du dehors. Une banderole ornée de lampions dorés, accrochée au timon qui remontait comme la proue d’un navire, annonçait en lettres festives : « Piano sur le fil »
Nadja s’emmitoufla dans sa pélerine de fourrure et glissa derrière l’une des quatre grandes roues de la caravane : taillées dans un hêtre solide, fièrement fixées sur leurs essieux, elles affichaient une forme d’éternité impassible. Elle fit un pas vers le centre de la place, guettant un martèlement familier parmi les ombres. Le bruit régulier et rassurant lui parvint enfin : caché par la toile du chapiteau, loin des vivats de la foule, un jeune homme fouettait le sol de son balai, avec la régularité d’un métronome, sous le regard inflexible d’un homme plus âgé.
Gaëlle
La maison est splendide. Une maison de maître, plusieurs fois rénovée, dont la façade éclatante conserve les traces éparses des années passées. Des chiens assis entre les tuiles ocres du toit, un escalier double pour accéder au large perron, des fenêtres un peu hautes, des volets de bois peints en vert sombre, une porte dérobée … Comme les petites rides et cicatrices que sème le temps sur les visages et que le plus habile maquillage ne masque jamais tout à fait. Elle est belle, charmante. Ses ouvertures, nombreuses, semblent autant de sourires qui vous invitent à entrer. Tout autour d'elle, son parc s'épanouit, comme les pans de soie d'une robe à crinoline autour d'une duchesse faisant la révérence. Quelle merveille encore que ce jardin ! Ceint d'un haut mur de pierre qui empêche que le moindre regard indiscret vienne se glisser sous les jupes de la noble dame, il abrite quantité de trésors. Des arbres centenaires qui projettent leur ombre bienveillante sur la terrasse et les bosquets, des fleurs aux teintes chamarrées qui se relaient du printemps à l'automne pour illuminer les lieux, des allées tortueuses, un ruisseau domestiqué, des balançoires accrochées à des branches accueillantes, au bercement maternel, une pergola, un bassin avec des poissons … On croirait que la nature a rassemblé en ce lieu ses plus belles créations. Le regard de celui qui se promène ici est sans cesse attiré, happé par un nouvel objet. Il n'y a que beauté à perte de vue, et, au fond, cachée par des buissons de roses charnues aux couleurs tendres, une roulotte.
Elle donne l'impression de ne pas être complètement à sa place dans cet endroit. Ses couleurs un peu criardes, sa peinture écaillée, qui laisse entrevoir son bois grisé par le temps, dénotent avec la douce harmonie du jardin. Elle se tient un peu de guingois sur ses cales de briques rouges, comme une grand-mère dont la canne assure l'équilibre devenu précaire. Ses fenêtres étroites, cernées de brun aux volets clos, donnent l'impression de receler des secrets, c'est un coffre-fort cocasse, bien fermé, mais que l'on devine pouvoir ouvrir d'un coup épaule , peut-être même d'une simple pichenette. L'herbe à ses pieds est plus haute que dans le reste du parc. La végétation en général, autour d'elle, affiche un certain négligé, comme tondeuse et sécateur n'osaient s'en approcher que rarement. Elle ne fait pas peur pourtant, loin de là. C'est elle, plutôt, qui a l'air craintif.
Elle inspire manifestement une certaine indifférence, elle n'intéresse personne. Ou n'intéresse plus personne en tout cas. Car il faut bien qu'elle ait intéressé quelqu'un, un jour au moins, il y a longtemps, pour être là aujourd'hui. Ignorée certes, oubliée probablement, mais pas abandonnée pour autant ...
Hélène
La roulotte s’est arrêtée sur la place du village, juste en face de l’église et du café. Elle a pris la place du boulanger qui se gare là le matin. A seulement quelques mètres à gauche du pont et de la rivière où les pêcheurs amorcent leurs lignes.
Roulotte retapée, relookée à la mode d’antan… pour attirer les grands et les enfants. La roulotte avec tout ce qu’il faut dedans : livres, emplois, vaccins, épicerie en vrac, spectacles …etc.
Elle sera là jusqu’à demain matin où elle reprendra son chemin et laissera sa place au pain
Laetitia
Au bout de la forêt, la prairie descend doucement vers la rivière. Un chemin caillouteux la traverse. Et au bord de l’eau, 3 grands arbres. On dirait qu’ils ont poussé exprès à cet endroit. Exprès pour donner de l’ombre quand le soleil est trop chaud, exprès pour abriter du vent quand il souffle trop fort. Juste à une bonne distance de la berge pour laisser un espace à qui cherche où être à sa place.
Mais ceux du village ont oublié la prairie, le chemin caillouteux, les 3 grands arbres. Oublié, je ne sais pas, je n’en suis pas certaine. Mais ils ne viennent plus. On raconte que le soir – et même parfois le jour – revient l’ombre de l’enfant, celui qu’on a perdu un jour d’automne il y a bien longtemps.
Dans cet espace, il y a la roulotte. Quand et comment est-elle arrivée jusque-là ? cela n’a pas d’importance. Simplement, elle est là. Sous les 3 grands arbres qui la protègent du soleil et du vent. Les brancards sont posés sur des cales. La porte est fermée, mais les 3 marches sont en place. Et le cheval, sans aucun lien, ne s’éloigne pas ; comme s’il était prêt à être attelé.
Au village, l’apparition de la roulotte a dérangé les adultes, intrigué les enfants : une roulotte, alors des romanichels, des gens du voyage, des gens sans feu ni lieu, des gens sans attache.
Pascale