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Le carnet d'Agnès  p. 1

Omelette

Mot qui ne peut échapper fi la gourmandise ou au talent de ces grands-mères dévouées et économes pour qui, il faut bien l'énoncer, la version norvégienne, relevait du luxe en ces temps-lfi où la sobriété était déjfi de rigueur.

Entendez le mot dans sa version phonético-anglophone home let, peut-être percevez-vous la douceur de la cuisinière fi rondelles métalliques dans laquelle les grands-mères enfournaient des b ches fi l'aube, mode de cuisson ou de chauffage, désormais collector pour ne pas dire vintage. Sweet-home, dirons-nous aujourd'hui, c'est une réalité, le temps ou la langue, ou les deux, assassinent les concepts. Let it be.

Convoquons fi présent l'angle technique de la chose culinaire appelée omelette. Voyez-vous la coquille agaçante échouée au fond de ce saladier en verre pyrex d'une époque certaine. Saurez-vous évaluer les kilowatt-heure économisés par cette main dévorée par l'arthrose actionnant cette fourchette avec vigueur, d'un métal douteux, dans une mousse jaune onctueuse, salée et poivrée fi point. Entendrez-vous les larmes des pommes de terre, d'abord déshabillées longuement par un économe grossier puis découpées au millimètre, par toujours cette même main torturée, et enfin jetées vives au fond d'une poêle cabossée, héritée de la génération précédente, dans une huile de colza premier prix, l'étiquette et la qualité du plastique en témoignent.

Impossible d'échapper fi l'épaisseur du mets acheminé dans l'assiette en porcelaine ébréchée, aux jolis motifs floraux, face inférieure dorée par la fleur de colza portée, fi la juste ébullition ; face supérieure hérissée de petites collines de fécule grassement épanouies échouées dans un lac jaune moussu ou parfois règne encore un amas protéique blanc. L'on peut alors supposer que le batteur électrique aurait sans doute éradiqué ce nuage albuminé mais hors de question de transiger avec la tradition familiale, omelette battue fi la main « maison ». Home made ! Terme d’ailleurs repris fi plus ou moins bon escient par des supérettes de la restauration pas toujours locale et si peu familiale...

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C'est l'histoire d'un doux pinceau.

 

Un doux pinceau dans son pot

Un doux pinceau qui n'a rien de dodu

Un doux pinceau presque parfait vraiment

Parfaitement déposé dans son pot par une main fi fleur de peau Il est parfait mais il est oublié

Si on s'attarde fi sa touffe poilue droite on ne perçoit plus l'étendue L’étendue d'un enduit qui n'est plus

Si on s'attarde fi ce doux pinceau

On sait qu'il n'est plus l'inventeur de courbes qui se projettent sur un tableau qui n'existera plus

Si on s'attache fi ce petit pinceau on suppose qu'il ne dégouline plus de peinture ocre et noire de couleurs chaudes et froides

Il ne s'étire plus sur le papier il ne caresse plus la toile d'aucun artiste

 

On a un doux pinceau qui est attiré par un soleil improbable tel un tournesol au creux de son pot

Un doux pinceau solitaire abandonné fi l'éternité peut-être

Il y a bien la poussière qui s'empare de son manche usé et il y a l'éternité qui l'empêche de perdre tout son éclat

Il est bien occupé ce doux pinceau fi lutter contre l'obscurité Il s'étire jusqu'fi son dernier poil pour pallier fi sa solitude La gouache Sa Majesté l'a largué un jour de janvier

Balancé a été le doux pinceau

Amputé de sa moitié qui le faisait vibrer de créativité

Le doux pinceau s'est échoué un jour d'épiphanie au fond de ce vieux pot

Le carnet d'Agnès  p. 2

Il a prié

il a supplié il a imploré il a pleuré il a plié

il a encaissé

il a obtempéré il a perdu

il a gagné il a fondu

il a attendu il attend

 

Presque disparu

La gouache l'a laissé s'échapper

Trop occupée la voilfi bien entubée celle-ci Dédaigneuse la malheureuse

Le doux pinceau lui sourit enfin

C'est un doux pinceau qui a traversé une tempête

C'est un doux pinceau fi la touffe soyeuse et au manche rugueux Posé au creux d'un vieux pot très sage

 

Merci le vieux pot précieux Merci le doux pinceau dodu

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Le carnet d'Agnès  p. 3

Le carnet d'Agnès  p. 4

So phare away

 

Quelque part, un phare s’effare de n’être plus qu’un phare dans la nuit. Dérisoire, il s’amarre au milieu des flots sans fards.

Hagard, il s’égare dans l’azur noir .

 

Il tente un dernier opus quelque part au milieu des flots.

Érigé tel un phallus, il s’offusque de l’agonie de tout un corpus . Matelots et cageots, cachalots et tourteaux, bateaux et paquebots.

Fini la pêche au gros, le vertigo des flots, le tango des peaux, adieu le flamenco.

Surtout, il aurait voulu en faire tout un cactus ! Sacré lapsus...Il se sent désormais minus...

 

Avoir brillé trop tard, emporté par une fanfare sans aucune gloire le voila blafard dans un étroit placard illusoire.

Noyé dans son désespoir, il pleure des baignoires tous les soirs au creux d’une marée noire.

 

Ceci ressemble fi l’histoire d’un phare qui a chopé le cafard parce qu’on a oublié de l’apercevoir...

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Le carnet d'Agnès  p. 5

De fabuleuses syllabes

Si l'on inverse les voyelles gibardane ou encore gabirdane, la mélodie s'épuise trop vite hélas… Joli frappé syllabique ou dyslexie naissante, fi vous de choisir.

Bien sur, nous connaissons tous la gabardine, enfin un certain nombre parmi nous, ici dans cette pièce. Peut-être aussi parce que mon grand-père a sa vieille histoire de gabardine. Empruntée sans délicatesse par un envieux. Une gabardine qui lui avait co té quelques économies puisées dans la sueur de la pierre de Comblanchien. Dure la pierre... Dure l'Histoire.

Aujourd'hui, la gabardine n'a désormais plus sa place sur les cintres et l'on peut la ranger dans l'armoire de nos grands-mères qui sent la naphtaline. Quel dommage pour les couturières. Quelle tragédie pour le petit Robert qui n’est plus feuilleté fi l’école. Que de mots en voie de disparition…

Tentative, donc, de réhabilitation du mot. Jouons un peu avec les consonnes aussi ! Petite recréation sonore. Êtes vous prêt ?

Et l’on dîne sur une gabarre au creux de ce long fleuve tranquille qu’est la Dordogne.

Vous voyez le truc ?

Ou bien encore, si notre cortex est joueur ...

L’on cueille la bardane qui gît au creux de la garrigue. Alors, votre cortex s’amuse ?

Ou bien l’on pourrait se retrouver sur un plateau de cinéma au creux d’une sombre bagarre façon James Dean…

Lfi ça envoie du lourd, non?

Enfin l’on pourrait sur un quai de gare enfiler l’objet gabardine et balancer une réplique du genre : T’as de beaux yeux, tu sais...

Has been ? Non, stylé dirait cette génération qui a presque oublié l’existence des bouquins.

La gabardine a définitivement acquis, fi mes yeux, un fabuleux destin lexical qui devrait fi mon sens être enseigné fi l’école primaire. Non ?

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Le carnet d'Agnès  p. 6

Arrosoir d’histoires

Vends arrosoir fi histoires notoires pour s'émouvoir

 

Modèle mis sur le marché en pleine Guerre Froide d'abord destiné fi transporter l'eau et comme son nom le précise arroser tout ce que l'on peut arroser dans les nombreux sens du terme.

Accessoire très maniable mais d'une légèreté contestable dont le manche poli par le temps offre fi celui qui l'empoigne une certaine volupté dont il ne peut que s'émouvoir le soir. Cafard ou espoir, fi vous de voir.

Idéalement placé fi cour ou jardin sur fond noir, il saura interpeller l'esprit d'un public averti ou récalcitrant de part sa silhouette qui nous renvoie fi notre histoire intime, avec le dit objet, que nous avons tous côtoyé fi un moment de notre vie. Pensez au doux bruit de l’eau qui s'écoule, d’un robinet bruyant et grinçant, au fond de ce récipient dérisoire. Ou encore fi vos pieds arrosés maladroitement parce que votre main n'a pu résister fi la masse d'eau mordant le bord du contenant. Le débordement lui appartient, les arrosés le vénèrent ou le détestent.

 

Valeur inestimable contestable ? Ouvrons la polémique !

Réhabilitation et appropriation de cet objet. Engagez-vous !

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Le carnet d'Agnès  p. 7

Chronique d’un réveil surprenant

En me réveillant ce matin après m'être assoupi humide et heureux, je me suis retrouvé parachuté au milieu de la cuisine posé curieusement devant un bol au son de la radio sur le tabouret de mon propriétaire.

Droit comme un i, mon squelette métallique a pris une envergure osseuse où mes baleines au nombre de 10 ont acquis l' allure de doigts humains finement articulés qui ont instinctivement empoigné le bol en faïence.

Que dire de mon manche si joliment sculpté en bois, le voilfi en chair et rebondi, posé sur ce tabouret inconfortable d'où s'échappent des guibolles qui s'achèvent par une série d'orteils peinte de couleurs curieuses.

Mon Dieu, serais-je devenue une femme ?

Le bol m'échappe et lfi je m'aperçois que ma magnifique armature en tissu imperméable dont j'adore entendre le doux bruit lorsque mon propriétaire appuie sur le petit bouton a fait place fi un immonde peignoir qui sent le tabac. Ma nouvelle carapace a failli être ébouillantée mais heureusement le café est désormais froid.

Je viens de prendre conscience que je ne m'ouvrirai plus sous les nuages et les pluies diluviennes. Désespoir profond.

 

Le sommet de mon armature s’est réduit fi une chevelure courte et frisée dans lesquelles ce qui me sert de doigts n'a aucune envie de s'égarer. Trop touffu, pas assez lisse. Atroce sensation. Me voilfi également doté d’une bouche. Horreur ! Elles sont gercées. Mes lèvres. Un nez digne de Cyrano et de petits yeux fatigués sous des paupières bien moites. Je mesure que je viens d'hériter d'un cerveau aussi. Un cerveau pour quoi faire d'ailleurs ?

Ce matin, dans cette cuisine, devant un bol de café vide, j'aurais préféré me réveiller dans mon vieux pot en céramique encerclé dans ma lanière par mon indélicat propriétaire au peignoir crasseux.

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